La Convention Collective Nationale du 15 mars 1966 (CCN 66) régit depuis plus de cinq décennies les conditions de travail de près de 330 000 salariés du secteur social et médico-social. Face aux mutations sociétales et aux pressions budgétaires, ce cadre réglementaire subit actuellement une transformation profonde. Les négociations entamées en 2022 entre organisations patronales et syndicats témoignent d’une volonté de modernisation, mais suscitent des inquiétudes quant à la préservation des acquis sociaux et la reconnaissance des métiers du soin et de l’accompagnement. Ce réajustement constitue un moment charnière dont les répercussions façonneront l’avenir du travail social en France.

Origines et fondements de la transformation conventionnelle

La CCN 66 est née dans un contexte d’après-guerre marqué par l’expansion des services sociaux et la professionnalisation du secteur. Dotée d’un cadre normatif solide, elle a longtemps représenté une référence en matière de protection des salariés et de reconnaissance des qualifications. Toutefois, son architecture datée ne répond plus aux enjeux contemporains.

Plusieurs facteurs ont précipité sa révision. D’abord, les contraintes budgétaires accrues des financeurs publics (État, départements, Sécurité sociale) ont mis sous pression l’équilibre économique du secteur. Les associations gestionnaires font face à des difficultés pour maintenir les niveaux de rémunération dans un contexte d’inflation. Ensuite, l’évolution des besoins sociaux et l’émergence de nouvelles formes d’accompagnement (services à domicile, plateformes coordonnées) ont révélé les limites d’une convention pensée pour des établissements traditionnels.

Le projet AXESS, porté par les quatre principales organisations employeurs (Fehap, Nexem, Croix-Rouge, Unicancer), vise à fusionner plusieurs conventions collectives pour créer une convention unique du secteur sanitaire, social et médico-social à but non lucratif. Cette ambition traduit une volonté de rationalisation mais se heurte à des résistances liées à la crainte d’un nivellement par le bas.

Les négociations actuelles s’inscrivent dans un paysage social tendu, marqué par la pénurie de personnel et la perte d’attractivité des métiers du soin. La crise sanitaire a mis en lumière ces fragilités structurelles et accéléré la nécessité d’une refonte.

Transformations majeures et points de friction

Le réajustement de la Convention 66 porte sur plusieurs dimensions fondamentales qui redessinent le cadre d’exercice professionnel. La classification des emplois constitue un axe majeur de réforme. Le système actuel, basé sur des diplômes et des anciennetés, céderait place à une logique de compétences et de missions. Cette approche, inspirée de modèles managériaux issus du secteur marchand, vise à introduire davantage de souplesse organisationnelle mais soulève des inquiétudes quant à la dévaluation des qualifications.

La politique salariale représente un second point névralgique. Les propositions patronales tendent vers une individualisation partielle des rémunérations avec l’introduction de parts variables liées à des objectifs. Cette orientation marque une rupture avec la tradition égalitaire du secteur et suscite des craintes de mise en concurrence des professionnels au sein des équipes.

Le temps de travail fait l’objet de négociations particulièrement tendues. Les employeurs souhaitent une flexibilisation accrue des horaires et une révision des modalités d’astreinte, tandis que les syndicats défendent le maintien des congés supplémentaires (trimestriels) et des compensations pour sujétions particulières. Le secteur étant caractérisé par des horaires atypiques et des conditions difficiles, ce point cristallise les oppositions.

Points spécifiques en débat

La gouvernance paritaire du secteur se trouve questionnée dans ce processus de réforme. Le rôle des instances représentatives et les modalités du dialogue social font l’objet de discussions sur fond de transformation numérique et d’évolution des modes de management.

Impact économique et financier sur les structures et professionnels

Les implications budgétaires du réajustement conventionnel s’avèrent considérables tant pour les employeurs que pour les salariés. Pour les organisations gestionnaires, principalement associatives, la réforme intervient dans un contexte de tension financière chronique. Leurs budgets, largement dépendants de financements publics, subissent depuis plusieurs années une compression réelle malgré l’inflation des coûts structurels.

Les études économiques commandées par le collectif AXESS évaluent entre 4% et 7% le surcoût potentiel d’une harmonisation conventionnelle par le haut. Cette perspective inquiète les autorités de tarification qui craignent une explosion des dépenses sociales. Les départements, principaux financeurs de l’aide sociale, ont d’ailleurs exprimé leurs réserves quant à leur capacité d’absorption de ces charges supplémentaires.

Pour les professionnels, l’impact salarial varie considérablement selon les métiers et l’ancienneté. Les simulations révèlent que certains profils, notamment les personnels éducatifs expérimentés, pourraient subir un tassement de leur progression salariale, tandis que les métiers peu qualifiés bénéficieraient d’une légère revalorisation. Cette reconfiguration modifie substantiellement les perspectives de carrière et la reconnaissance financière de l’expertise acquise.

La question des avantages sociaux annexes (prévoyance, complémentaire santé, œuvres sociales) représente un autre volet sensible des négociations. Leur harmonisation pourrait entraîner une standardisation vers un socle minimal commun, réduisant potentiellement le niveau de protection sociale de certains salariés actuellement couverts par des dispositifs plus favorables.

L’analyse comparative avec d’autres secteurs montre que cette réforme s’inscrit dans un mouvement plus large de rationalisation des conventions collectives, observable notamment dans les branches sanitaires et de l’économie sociale. Toutefois, la spécificité du travail social, caractérisé par une forte dimension relationnelle et une prévalence de l’engagement personnel, rend particulièrement délicate cette transposition de logiques gestionnaires.

Conséquences sur la qualité de service et l’accompagnement des usagers

Au-delà des considérations statutaires et économiques, le réajustement conventionnel soulève des interrogations fondamentales quant à son impact sur les bénéficiaires des services sociaux et médico-sociaux. La qualité de l’accompagnement repose largement sur la stabilité des équipes et leur niveau de qualification, deux dimensions potentiellement affectées par la réforme.

Les parcours d’accompagnement des personnes vulnérables nécessitent une continuité relationnelle que seule permet une fidélisation des professionnels. Or, l’affaiblissement des garanties conventionnelles pourrait accentuer le phénomène déjà préoccupant de turnover dans le secteur. Les études menées dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées démontrent une corrélation directe entre la stabilité du personnel et les indicateurs de bien-être des résidents.

La redéfinition des métiers et des compétences, si elle répond à une volonté de modernisation, comporte le risque d’une dilution des savoirs spécifiques au profit d’une polyvalence parfois inadaptée aux besoins complexes des usagers. L’approche par compétences, privilégiée dans le projet de réforme, tend à fragmenter des interventions professionnelles dont la cohérence reposait sur des formations qualifiantes intégrées.

Les associations représentatives d’usagers expriment leur préoccupation face à ce qu’elles perçoivent comme une marchandisation progressive du secteur. Elles craignent que l’introduction de logiques de performance quantifiée ne détourne les pratiques professionnelles vers ce qui est mesurable au détriment de la dimension relationnelle et de l’adaptation fine aux situations individuelles.

Paradoxalement, certaines innovations portées par la réforme, comme la reconnaissance accrue des compétences transversales et la facilitation des mobilités professionnelles, pourraient favoriser des approches plus décloisonnées, bénéfiques pour des usagers aux problématiques multidimensionnelles. Cette tension entre standardisation et personnalisation constitue l’un des enjeux majeurs de la transformation en cours.

Réinventer le travail social à l’épreuve des mutations conventionnelles

Face aux bouleversements induits par la refonte conventionnelle, l’opportunité émerge de repenser fondamentalement les pratiques professionnelles et l’organisation du secteur social. Cette transformation juridique peut devenir le catalyseur d’une réflexion plus profonde sur l’identité et les valeurs du travail social contemporain.

Les collectifs professionnels mobilisés autour des négociations développent déjà des propositions alternatives qui dépassent la simple défense des acquis. Ces initiatives visent à concilier modernisation nécessaire et préservation de l’éthique du soin. Plusieurs expérimentations territoriales illustrent cette voie médiane, comme le projet « Territoire zéro chômeur » où des structures médico-sociales ont développé des modèles hybrides d’organisation conjuguant souplesse gestionnaire et garanties sociales.

La formation professionnelle constitue un levier stratégique pour accompagner cette mutation. Les instituts de formation en travail social amorcent une révision de leurs curricula pour intégrer davantage les compétences en innovation sociale, en coordination de parcours et en évaluation qualitative. Cette évolution préfigure l’émergence de profils professionnels mieux armés pour naviguer dans un environnement conventionnel plus fluide.

L’implication des personnes accompagnées dans la définition des services représente une autre piste prometteuse. Les démarches de co-construction avec les usagers, encore marginales, pourraient trouver un nouvel élan dans un cadre conventionnel valorisant davantage les compétences relationnelles et participatives. Cette orientation répondrait aux aspirations croissantes d’autodétermination des publics concernés.

La crise d’attractivité que traverse le secteur social appelle des réponses ambitieuses qui dépassent le seul cadre conventionnel. Une véritable revalorisation sociétale des métiers du lien nécessite une reconnaissance politique et culturelle, au-delà des aspects statutaires. La refonte de la Convention 66 pourrait constituer, malgré ses tensions, une première étape vers cette reconnaissance renouvelée, à condition qu’elle s’inscrive dans un projet sociétal plus large de valorisation du care et de l’accompagnement des vulnérabilités.